La Guerre du Golfe, menée pour restaurer intégralement la souveraineté koweitienne, procède d’une vieille stratégie anglo-saxonne, déjà appliquée dans la région. En effet, c’est un retour de la «question d’Orient», qui avait secoué les passions au début de notre siècle. La Turquie ottomane avait accès au Golfe Persique et à l’Océan Indien. Les Britanniques usent de leur influence pour que l’on accorde l’indépendance aux cheikhs de la côte, en conflit avec leurs maîtres ottomans. L’Angleterre se fait la protectrice de ce nouveau micro-État. De cette façon, elle peut barrer la route de l’Océan Indien aux Ottomans. Quand Français, Suisses, Belges et Allemands se concertent pour créer un chemin de fer Berlin-Istanbul-Bagdad-Golfe Persique, les Britanniques s’interposent : l’hinterland arabe ou ottoman ne peut pas contrôler la côte koweitienne du Golfe, a fortiori s’il est appuyé par une ou plusieurs puissances européennes. Les Américains ont pratiqué, toutes proportions gardées et en d’autres circonstances, la même politique en 1990-91. Le conseiller du Président algérien Chadli, Mohammed Sahnoun, fin analyste de la politique internationale et bon géopoliticien, a écrit, notamment dans un numéro spécial du Soir et de Libération consacré au «nouveau désordre mondial» que si les Américains se désengageaient en Europe et en Allemagne, ils allaient jeter tout leur dévolu sur la région du Golfe (Émirats, Arabie Saoudite et Koweit), de façon à ce que ni l’Europe ni le Machrek arabe n’aient de débouchés directs sur l’Océan Indien. C’est une belle leçon de continuité géopolitique que les Américains nous ont donnée.
Examinons l’histoire de l’ex-Yougoslavie. En 1919, à Versailles, les puissances victorieuses créent l’Etat yougoslave de façon à ce qu’Allemands, Autrichiens, Hongrois et Russes n’aient plus d’accès à la Méditerranée. Ils rééditent de la sorte la tentative napoléonienne de créer des «départements illyriens», directement administrés depuis Paris, pour couper Vienne de l’Adriatique. En proclamant leur indépendance, Croates et Slovènes veulent rendre cette politique caduque. Et en faisant reconnaître leur indépendance par Vienne, Rome, Bruxelles et Berlin, en proclamant leur volonté de s’intégrer à la dynamique européenne en marche, ils donnent un accès à la Méditerranée à l’Autriche, à la Hongrie et à l’Allemagne réunifiée. Couplée à l’ouverture prochaine du canal de grand gabarit Rhin-Main-Danube, cette dynamique à l’œuvre montre que les énergies européennes sont en train de s’auto-centrer et que les logiques atlantiques, qui ont prévalu dans notre après-guerre, vont perdre de leur vigueur. Les conséquences géopolitiques et géostratégiques de cet «euro-centrage» et de cette lente «dés-atlantisation» sont d’ores et déjà visibles : chute de l’Angleterre et de la livre sterling, guerre sur le cours du Danube à hauteur d’Osijek (là où se trouvent nos casques bleus), velléités indépendantistes en Italie du Nord, revitalisation de l’industrie lourde autrichienne, mort lente de l’Ouest et du Sud-Ouest de la France, etc.
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